[INTERVIEW DE THIERRY PUGINIER] Senior Animator de A Plague Tale Innocence

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Interview Thierry Puginier

SENIOR ANIMAToR CHEZ ASOBO STUDIO

 

Issu de l’école d’art Emile Cohl, Thierry Puginier est animateur pour l’industrie du jeu vidéo depuis 1994 (Asobo, Ubisoft, Kalisto). Passionné de dessin traditionnel, ce dernier est rapidement initié aux techniques d’animation numériques pour donner vie à ses créations. Aujourd’hui senior animator chez Asobo Studio (A Plague Tale Innocence, Wall-e, Ratatouille), il nous propose un retour d’expérience sur son métier et ses savoir-faire. Rencontre.


 
 
 

Marine Macq : D’où te vient ta passion pour l’animation ? Une œuvre, un cadre familial propice à la découverte ou tout simplement un goût précoce pour le dessin ?

THIERRY PUGINIER : Tout petit, je faisais du théâtre et je dessinais mais le point de départ vient d’une rencontre au collège avec un passionné de BD qui passait son temps à dessiner. Je n’aimais pas vraiment la bande dessinée mais à partir de là, j'ai passé tout mon temps libre à créer des personnages de dessin animé, à chercher des styles et graphismes différents, à recopier des photos, etc. J’étais aussi très friand de télévision avec ses séries Manga ou tout autre film et dessin animé en tout genre. Quand je n’étais pas devant mes feuilles, j’étais devant l’écran. La première console Ping est ensuite arrivée à la maison, et plus tard la première Nintendo : j’ai découvert l’interactivité.

M.M : Après ton bac, tu intègres l’Ecole d’art Emile pour te former au dessin, et tu découvres alors les techniques de dessin animé traditionnel sur bandes de papier. Une révélation pour toi ?

T.P : En effet ! A l’école Emile Cohl, je me suis perfectionné en dessin et j’ai découvert l’animation traditionnelle papier dès ma première année. Jusqu’alors, j’avais imaginé ce métier inaccessible… Voir bouger mes dessins m’apportait une grande satisfaction, mais cette technique imposait beaucoup de dessins pour faire une seconde d’animation et la moindre modification prenait du temps. Mon admiration pour les films traditionnels comme certains Disney n’a fait qu’amplifier. Quel boulot ! Quel talent !

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M.M : Du traditionnel, tu es rapidement initié aux outils d’animation numériques dont tu vas apprécier les grandes possibilités techniques. Or justement, quelles possibilités ou changements ces derniers apportent-ils par rapport aux outils traditionnels ?

T.P : Pendant mes 3 années d’étude, la scène de l’animation a beaucoup bougé ! On voit sortir la première série TV française réalisée en 3D, Les Fables Géométriques, Imagina diffuse des reportages sur l’image 3D, Pixar pointe le bout de son nez avec des courts métrages full 3D et le premier long métrage de Toy Story ne va pas tarder. A Emile Cohl, on a assisté à des démonstrations de logiciels d’animation 3D destinés au jeu vidéo... J’ai de suite perçu le potentiel de la 3D pour l’animation, c’était une évidence ! Plus besoin de redessiner image par image le personnage, celui-ci était modélisé en 3D, on lui appliquait un SKIN, un squelette et un RIG et hop, il suffisait de l’animer. Le logiciel se chargeait de calculer les images intermédiaires, on pouvait modifier ses caméras à souhait sans avoir à refaire l’animation. C’était révolutionnaire ! A cette époque, je rencontrais pas mal de personnes qui préféraient le travail sur papier au travail PC, et je partageais leur point de vue : j’adore les Disney, les Mangas. Mais je croyais aussi en l’évolution des outils toujours plus pratiques, plus performants. On constate aujourd’hui que, dans le jeu vidéo comme dans toutes les productions vidéo, l’infographie est omniprésente et arrive même à reproduire des rendus 2D très beaux.

M.M : Après avoir fait tes premiers pas au studio Etranges Libellules de Lyon, tu te lances en animateur free-lance pour des studios tels qu’Ubisoft et Kalisto. Peux-tu revenir sur ces quelques années d’expérience et ce qu’elles t’ont apporté pour la suite de ton aventure ?

T.P : En 1994, j’ai intégré l’équipe d’Etranges Libellules qui elle-même travaillait pour Infogrames sur Alone In The Dark 2 & 3 ! J’y suis resté 5 ans avant de partir pour Kalisto les deux années suivantes. J’ai ensuite opté pour un statut Freelance et travaillé pour plusieurs studios de jeux vidéo et de séries animées, j’ai également donné des cours d’animation dans des écoles. Toutes ces années d’expérience m’ont encouragé à toujours opérer une veille sur les nouvelles technologies comme à garder un œil avisé sur toutes les formes et styles de graphismes et d’animations émergeants. J’ai beaucoup appris en côtoyant les différentes sociétés et même auprès des élèves, qui me demandaient toujours plus... (Seul bémol, je me suis senti un peu seul dans mon bureau, j’aime le travail d’équipe). Travailler dans le jeu vidéo demande à prendre en compte toutes les contraintes techniques liées au game design, au level design, à la dynamique et au style du jeu. Ce sont ces contraintes qui rendent le métier d’animateur intéressant : s’adapter aux contraintes tout en créant une animation la plus parfaite possible.

Ratatouille, Asobo Studio, 2007.

M.M : Tu entres ensuite chez Asobo, studio où tu œuvres actuellement en tant que Senior Animateur. Peut-on en savoir plus sur l’intimité du studio et ainsi te demander à quoi ressemble ton quotidien créatif ? Tu vas par exemple travailler sur des licences phares de Pixar telles que Ratatouille ou encore Wall-e.

T.P : En 2004, j’ai intégré la société Asobo Studio, qui était composée d’anciens de Kalisto. C’était les débuts de la société, on était une quinzaine dans un appart de Bordeaux avec tréteaux et planches en guise de bureaux. Bonne ambiance et une volonté de fer déjà présente pour aller très haut et très loin ! Quelques années plus tard, on a déménagé dans de vrais bureaux et c’est là qu’on a réalisé le jeu basé sur le film de Ratatouille (Pixar). Ma tâche consistait à m’occuper d’une petite équipe pour réaliser les cinématiques du jeu. Nous avons notamment eu le privilège de recevoir les documents confidentiels des studios Pixar en avant-première mais aussi l’immense plaisir d’assister à la projection du layout dans leurs propres locaux ! Cette expérience restera gravée à jamais dans ma tête ! Nous devions respecter scrupuleusement les designs et les typologies des personnages sur nos animations. C’était passionnant et c’était aussi une opportunité qu’il ne fallait pas rater. Par la suite, on a gagné la confiance des éditeurs et on s’est vu confié les jeux sur WALL E et LA- HAUT. D’autres jeux ont ensuite suivi, Kinect Rush, Toys Story 3, FUEL, RECORE … On a également développé des Jeux AR avec Hololens de Microsoft pendant 3 ans.

M.M : Plus récemment, on te connait pour ton travail sur le jeu A Plague Tale : Innocence. Comment as-tu réagi en découvrant l’histoire du titre et sa direction artistique ?

T.P : Lorsque j’ai rejoint l’équipe de A Plague Tale Innocence, je savais déjà que j’allais faire un jeu réaliste et ambitieux avec un scénario bien ficelé, inspiré de faits historiques. De plus, je n’étais pas insensible aux deux personnages principaux : Amicia qui doit défendre à tout prix son petit frère, c’est émouvant et assez inédit dans le monde du jeu vidéo. J’avais travaillé sur pas mal de cinématiques en Keyframe à Kalisto mais sur A Plague Tale, on nous demandait un résultat très réaliste avec de la Mocap. C’était un super challenge !

A Plague Tale Innocence , Asobo Studio, 2019.

A Plague Tale Innocence, Asobo Studio, 2019.

M.M : En tant que Senior Animateur, en quoi a exactement consisté ton rôle au long de ces deux années de production ? Quelles étaient tes missions et objectifs ?

T.P : J’ai travaillé sur le 1er trailer pour le salon de l’E3. En plus d’assister aux séances mocap, mon rôle principal était de récupérer les fichiers Mocap de chaque personnage, de les monter sur Motion Builder et d’y poser les caméras et les dialogues. Le premier objectif était notamment d’avoir une version Block out pour mettre en avant tous les problèmes de mise en scène, mais aussi les problèmes sur les éléments de décors, et autres problèmes techniques liés au Game Design, aux dialogues, aux transitions avec le jeu... L’autre étape était de mettre à jour les RIG et les MESH des personnages qui ont évolués durant la production. Je refaisais certaines mocap pour corriger des problèmes d’acting qui ne collaient pas entre les personnages par exemple. Il m’est également arrivé de refaire entièrement une scène de plusieurs acteurs parce que les dialogues ou le story-board avaient été modifiés. La dernière étape : le Polish. On a reçu les dialogues définitifs très tard et il a fallu redoubler d’effort pour tout caler. On a fait des tests de capture faciale avec un studio externe mais cela n’a pas été concluant. Il a donc fallu animer les visages en Keyframe, ce qui explique la rigidité des expressions qu’on nous reproche dans quelques articles. Pour finir, je me suis occupé de l’Outsourcing : la dead line approchait et il restait pas mal de cinématiques à faire. On a alors travaillé avec des studios externes pour finaliser le tout.

M.M : Outre l’apport des concepts produits par les character designers, comment fait-on pour cerner un personnage en vue de son animation dans un jeu vidéo ? Je suppose qu’il faut s’imprégner de son histoire comme de sa personnalité pour forger une attitude, une gestuelle, etc. ?

T.P : C’est tout l’attrait de ce métier ! Il faut tout d’abord s’imprégner du scénario, du Story-board et de la typologie du personnage (son histoire, son comportement en fonction de différentes situations…). Ensuite j’essaye de me remémorer des scènes référentes d’un film que j’ai déjà vu ou je vais les chercher sur internet. Dans le doute, je vais aussi voir le scénariste qui connait mieux que personne la typologie des personnages. Dans le cas d’un projet en Mocap, la base de l’animation est faite par l’acteur. Si l’acteur est bon on a déjà une bonne base pour travailler. Reste ensuite le plus gros du travail qui consiste à nettoyer les Mocaps et à les retoucher pour trouver une vraie émotion dans le jeu d’acteur. C’est comme un jeu réaliste, la moindre exagération saute aux yeux. Il faut bien doser les retouches pour que le tout soit homogène et que le « spectateur » ne décroche pas une seconde.

A Plague Tale Innocence, Asobo, 2019. Aperçu des méthodes d’animation par Thierry Puginier.

M.M : Dans A Plague Tale : Innocence, la fronde qu’utilise Amicia dans son aventure est partie prenante des mécaniques de gameplay. Il doit donc y avoir de nombreuses contraintes en termes d’animation pour que la jouabilité et la fluidité du jeu soit optimale. Comment l’équipe a-t-elle travaillé sur ce point ?

T.P : En effet, ce n’est pas le genre d’armes qu’on trouve fréquemment dans les jeux vidéo. Mais c’est tout ce qui a fait l’originalité du gameplay dans les phases d’action comme dans les phases furtives. L’équipe qui s’occupait des animations in game à commencer par fabriquer une vraie fronde pour tester les problématiques de cette arme. Après, c’est en intégrant les animations et en les testant dans le jeu qu’on arrive progressivement à régler les animations et le code pour que le joueur ait de bonnes sensations et un bon feedback quand il tire. Quant à l’équipe de Game Design, elle a dû tout mettre en œuvre pour trouver des mécaniques de gameplay fun et évolutives.

M.M : Il y a un second point qui favorise en grande partie la réussite de l’expérience proposée par A Plague Tale, c’est la manière dont a été animée la masse grouillante de rats qui gravite sans cesse autour des personnages. Comment avez-vous travaillé sur ce point et quelles contraintes/difficultés avez-vous rencontré ?

T.P : La masse de rats grouillante est gérée en grande partie par code. Ce dernier mixe plusieurs animations de comportement de rat (course, marche, attaques, attentes, etc…) Puis le code permet également d’attirer ou de repousser les rats en fonction des situations, dé gérer la quantité de rats affichée… Dit comme ça, ça à l’air très simple mais en réalité, c’est très complexe !

M.M : De quoi es-tu le plus fier sur ce titre ?

T.P : Je suis fier du jeu que l’on a fait ici à Asobo avec une petite équipe de 45 personnes ! Et fier aussi d’avoir participé à la production d’environ 1h30 de cinématiques, d’assez bonne qualité malgré tous les problèmes techniques que nous avons pu rencontrer. Mais là où ça fait plaisir, c’est quand on joue enfin au jeu et qu’il est bien. Je dis ça parce que pendant la production, nous avons des raccourcis qui nous permettent d’accéder rapidement sur tel ou tel chapitre pour debugger. Ce n’est qu’une fois fini qu’on peut voir le jeu, non plus comme un infographiste mais bien comme un joueur.

M.M : Récemment, tu as eu l’occasion de confronter ta pratique de l’animation au développement de dispositifs de réalité virtuelle. Ces derniers impactent-ils beaucoup tes pratiques et savoir-faire en la matière ? Comment appréhende-t-on ces nouveaux outils ?

T.P : C’était juste avant la production de A Plague Tale innocence. Ça a d’ailleurs été un projet très éprouvant. Hololens (1er casque de Mixed Reality) en était au stade de prototype et nous devions proposer des concepts de jeux en tenant compte des nombreuses contraintes de l’Hololens. Hololens est un casque qui projette des hologrammes virtuels dans le monde réel et avec lequel le joueur peut jouer où bon lui semble. L’Hololens adapte le Level en fonction du lieu où se trouve le joueur ce qui ouvre un grand champ de possibilités sur la disposition des briques de gameplay dans le monde réel. D’autre part, le joueur qui porte le casque devient la caméra du jeu. Pas de mise en scène possible avec des caméras autres que celle du joueur. Pour finir, le joueur n’a pas de pad en main pour jouer… Pour la partie animation, c’était plus ou moins la même chose qu’un jeu console, il fallait juste tenir compte du fait qu’il n’y avait qu’une caméra : celle du joueur. 

M.M : Quelles sont les qualités essentielles pour être animateur dans l’industrie ? A quoi doit-on être le plus attentif ?

T.P : Pour être animateur, il faut avoir un bon sens de l’observation et aussi une très bonne mémoire visuelle. Il faut être sensible à l’acting, au posing, au rythme. Il faut également avoir beaucoup de patience, de curiosité. Même avec de l’expérience, il ne faut pas hésiter à aller chercher une référence vidéo et la lire image par image pour bien étudier le mouvement. Cet exercice aiguise l’œil et la référence donne toujours plus de crédibilité à l’animation. La polyvalence et la flexibilité sont des atouts supplémentaires pour un animateur et particulièrement dans le domaine du jeu vidéo. Il va devoir intégrer ses animations, les tester, les retoucher, régler les transitions entre chaque animation… et plus encore. Pour les animations « Game Play », on doit faire des animations efficaces qui répondent aux attentes des joueurs. Ça se joue à une image ! Une animation trop longue ramollit le rythme du gameplay, alors qu’une animation dynamique donne un bon feedback au joueur et améliore la fluidité du jeu. Pour les animations des cinématiques, c’est la mise en scène qui prime et l’animation rajoute de l’émotion, du réalisme. J’oserais dire que c’est un travail qui commande plus de sensibilité parce qu’il demande à l’animateur de se mettre à la place de l’acteur.

M.M : Si tu devais retenir une œuvre vidéoludique dont tu admires particulièrement le travail d’animation, ce serait ? Pour quelles raisons ?

The Last Guardian, Team Ico, 2016.

T.P : Je pense tout de suite à Uncharted, The Last of Us ou encore God of War ! Ces jeux sont en tous points remarquables. Je préfère les jeux qui racontent une histoire mais sans trop de blabla. Je joue de moins en moins mais je suis plus sensible aux animations Keyframe (sans mocap). J’ai particulièrement été séduit par la dernière version de The Last Guardian (les animations de Trico sont vraiment cools). Je garde également un très bon souvenir de Ori and the Blind Forest, qui est graphiquement très riche.

 
MARINE MACQ