[INTERVIEW DE NICOLAS WEIS] CONCEPT ARTIST DE SONIC BOOM ET HOW TO TRAIN YOUR DRAGON
Issu de l’Ecole du Louvre et de l’ESAG Penninghen, Nicolas Weis est un concept artist français accompli qui s’illustre dans l’industrie du jeu vidéo et du cinéma d’animation depuis 2008 (Dreamworks, Paramount Pictures, SEGA). Peuplé de créatures colorées et d’architectures aux lignes biomorphiques, son univers artistique tout en croquis et en aquarelles est une ode à la nature. Rencontre.
MARINE MACQ : De tes créations numériques à tes carnets de croquis, tout laisse transparaitre de ton amour pour le dessin. Comment cette passion des plus intimes est-elle née ?
NICOLAS WEIS : A dire vrai, il n'y a pas eu de grande épiphanie ni d'événement fondateur. J'ai toujours aimé dessiner et ai toujours eu une attirance pour le dessin sous toutes ses formes. Mais si on ne m'a jamais formellement déconseillé de poursuivre dans cette voie, on ne m'y a pas encouragé pour autant. J'ai donc pratiqué en dilettante jusqu'à mes 20 ans, sans formation ni ambition particulière. A partir de ce moment, j'ai décidé de tenter l'aventure, de faire tout ce que je pourrais pour que ça fonctionne et d’apprendre la technique du dessin. Je suis alors devenu beaucoup plus concentré sur mon apprentissage et les choses plus sérieuses ont commencé.
M.M : Passé par l’Ecole du Louvre, tu poursuis ensuite tes études à l’ESAG Penninghen qui forme notamment à la direction artistique de projets. Avais-tu déjà en tête l’envie de travailler dans le cinéma d’animation et le jeu vidéo à cette époque ? Que retiens-tu de ces années de formation pour la suite de ton aventure ?
N.W : Là encore, pas d'épiphanie, plutôt une série de lignes brisées, de changements d'avis, d'accidents (heureux pour la plupart a posteriori), d'échecs, et l'envie qui monte, les ponts qu'on brûle pour se tenir chaud et avancer jusqu'aux premiers accomplissements. Après l'école du Louvre je suis passé par l'Atelier de Sèvres, les Arts déco de Paris, l'atelier de modèle vivant de Yannick François - à qui je dois une très grande partie de mon dessin et ce que vaut mon œil - avant, finalement d'arriver à Penninghen, un peu comme on arrive enfin en vue d'une côte après un bon moment passé à se demander si on avait bien fait de quitter le port. Déçu par mon expérience aux Arts Déco de Paris, je me suis tourné vers l’ESAG Penninghen. J'avais été époustouflé par une visite de leurs portes ouvertes quelques années auparavant et j’y ai trouvé un excellent accueil ainsi qu’une ambiance de travail qui me convenait.
Pour ce qui est de l'animation c'est un accident total, ma seule expérience en la matière avait été un atelier d'une semaine aux Arts Déco après lequel je m'étais juré de ne plus jamais passer une semaine à faire lever le bras d’un personnage. Je résumais les films d'animation au métier d'animateur, j'étais complètement ignorant, et de toute façon à cette époque, tous ces métiers liés au cinéma évoquaient Hollywood et les Etats-Unis et semblaient pour moi inaccessibles Je ne les envisageais pas le moins du monde. Pour résumer, ces années de formation - qui m'ont semblé sur le moment être un assemblage un peu honteux et bricolé sans cohérence apparente - prennent aujourd'hui tout leur sens : j'ai eu la très grande chance de passer trois années complètes à étudier l'histoire de l'art dans une excellente école, mes échecs du début ont sérieusement trempé ma motivation et m'ont fait prendre des chemins et enseignements de professeurs à qui je dois énormément. Ma détermination à devenir un "dessinateur" a finalement émergé de tout ceci, me préparant sans que je le recherche ou le devine à ce qui allait être le métier que j'exerce aujourd'hui.
M.M : En 2008, tu œuvres sur la conception du film d’animation Astro Boy, réalisé par David Bowers. De quelle nature étaient tes missions pour le développement de ce titre ?
N.W : A cette époque j'étais un débutant ! Cette première expérience a été l'occasion de travailler sur des props, un peu de design d'effets spéciaux et de me familiariser avec le pipeline d'un film d'animation en 3D. Mais la production était chaotique (c’est un euphémisme), éclatée entre les Etats-Unis et la Chine pour réaliser un film basé sur une icône du manga Japonais (ce qui dès le départ semblait être une idée intéressante). Pas de révélation artistique mais beaucoup d'informations très pratiques et l'occasion de savourer enfin l'obtention d'un emploi, après avoir passé un an et demi à travailler dur sur mon portfolio.
M.M : Dès l’année suivante tu intègres Dreamworks Animation (Los Angeles) en tant que visual development artist pour travailler sur How To Train Your Dragon (2010), un film où se rencontrent vikings et créatures cracheuses de flammes. Dis-nous en plus sur cette très belle direction artistique de Pierre-Olivier Vincent comme sur la manière dont tu as tenté d’y répondre.
N.W : Je suis arrivé par accident sur la production de Dragons car je devais initialement commencer par Croods. La direction artistique du film était époustouflante. Si j'ai d’ailleurs eu une épiphanie qui m'a donné envie de travailler dans cette industrie, c'était en 2006, en voyant une grande image en noir et blanc de Pierre-Olivier Vincent représentant l'île de Berk et le village des vikings. J'ai beaucoup de chance d'avoir pu participer, quatre ans plus tard, à la fin de la production. Et même s'il restait peu d'éléments importants à designer, j'ai fait du mieux que j'ai pu pour répondre à la grande inventivité qui transpirait de chacun des concepts du film.
M.M : Toujours sous la bannière de Dreamworks, tu œuvres ensuite sur The Croods, un film d’animation haut en couleurs qui nous plonge dans l’intimité d’une famille de la préhistoire vivant mille-et-une aventures. Peux-tu revenir sur ton travail de création environnementale pour ce titre ?
N.W : Croods était une expérience vraiment unique et une fois encore, j’ai eu de la chance, sortant de Dragons, de continuer à évoluer dans des univers fascinants dont je sentais qu’ils me correspondaient vraiment. Le monde imaginé par Christophe Lautrette et Dominique Louis était si complet, si riche, si stimulant que je n'en suis pas encore complètement sorti. Avant mon début officiel sur le film, je passais régulièrement les voir pour découvrir les images incroyables qu'ils réalisaient et j'avais vraiment hâte de pouvoir les rejoindre. J'ai passé beaucoup de temps à chercher des références de formes naturelles inattendues et originales et ça m'a également appris que tous les efforts du monde ne suffiront jamais pour dépasser l'inventivité de la Nature, à quelque niveau que ce soit. Ce qui est extrêmement frustrant et un peu rassurant à la fois.
M.M : Tu goûtes ensuite à la conception de jeux vidéo avec Sonic Boom (2014), spin off du célèbre Sonic The Hedgehog. Quel était ton rôle dans son développement et qu’as-tu apprécié le plus ?
N.W : J’ai travaillé en grande partie en freelance pendant presque un an avec les équipes de Big Red Button mais je ne suis pas arrivé au début du projet, j’ai donc suivi la ligne artistique établie précédemment. J’ai essentiellement travaillé sur les décors très variés du jeu, passant de bases futuristes sous-marines à des villages dans la jungle ou à l’intérieur d’un volcan. Paradoxalement, c’est le rythme de la production que j’ai le plus apprécié : en une dizaine de jours, mes concepts étaient visibles dans le moteur, ça me changeait beaucoup de l’animation où le film sort souvent 2 ans après qu’on ait quitté le projet. Et puis ça force à aller plus vite, à l’essentiel, à se faire plus confiance au lieu de tourner le même concept autour de son crayon pendant des semaines. Enfin, ça a été la première fois où je n’ai pas touché à un crayon ni à une feuille de papier pendant une si longue période puisque j’ai travaillé sur ma Cintiq pendant toute sa durée.
M.M : Ton univers personnel est particulièrement riche et créatif, on sent le fourmillement d’idées à chaque image. Comment décrirais-tu ton univers artistique ?
N.W : Je vais tâcher de répondre en soulignant l'absence totale de recul vis-à-vis du sujet. Mon univers personnel est sans doute fourmillant, sans doute un peu trop pour son bien. J'essaie de garder la main sur le robinet parce que souvent, j’en dis trop et ça finit par nuire à l'ensemble. C'est aussi pas mal d'accumulations, de collections, de travail en séries sur un même concept. Ensuite, je dirais que c'est très souvent organique, comme en témoignent les nombreux morceaux de bois, de cailloux, de coraux, et autres ossements qui remplissent les surfaces horizontales de mon atelier. Enfin, j'essaie également de prendre très au sérieux l'imaginaire, plus ça vient de loin, plus j'essaie d'en travailler la réalité et la crédibilité. Une fois qu'on a qualifié un monde d'imaginaire, c'est le début du travail qui commence, pas un mot magique qui excuse les raccourcis. Et plus c'est extraordinaire, plus il faut y mettre de l'ordinaire (je paraphrase une formule de Serge Hascoët qui a très bien résumé ce que j'en pense) pour rendre l’ensemble crédible, voire encore plus dans le cadre d’un univers loufoque ou surréaliste.
M.M : Architectures et structures biomorphiques, créatures fantastiques et colorées, pourquoi de tels sujets de représentation ?
N.W : C’est difficile à dire d’où ça vient, j’imagine que ça ressemble à ça à l’intérieur de ma tête ? Ou alors c’est ce que je ne peux pas exprimer autrement. Tout ça fait un peu “psychologie de bazar”, la seule certitude c’est que ces thèmes m’attirent plus que les autres, c’est là et ça sort tout seul, même quand il vaudrait mieux que ça reste à l’intérieur. A bien y réfléchir, c’est la relation à ce qu’on croit savoir qui m’intéresse souvent. On vit dans un monde où des webcams nous montrent 24h/24 ce qui se passe dans la banlieue de Buenos Aires ou dans la fosse des Mariannes, où l’on voit en direct un robot faire des 8 sur le sol de Mars et où, tristement, ça émeut de moins en moins. Je pense qu’un grand nombre des problèmes que l’on rencontre sont liés au fait qu’il y a de moins en moins d’endroits où “la main de l’homme n’a encore jamais mis le pied”, où notre imaginaire peut se projeter… On a besoin de ces zones de respiration pour imaginer ce qu’il y a peut-être d’encore inconnu, ce qui reste à explorer. Tout ça pour dire que j’ai tendance à chercher, et parfois à trouver, dans le dessin d’une racine, la crête d’une carapace ou la silhouette d’un champignon, ce à quoi ça pourrait (et souvent devrait si tu veux mon avis) ressembler. Et ça part souvent de formes naturelles, interrompues, baroques, presque vivantes, quitte par la suite à en faire des bâtiments, des outils, des véhicules ou tout autre objet fabriqué. Et il ne s’agit pas nécessairement de biomimétisme, parfois la poésie d’associer des éléments qui n’ont a priori rien à voir entre eux est extrêmement stimulante. Bref, un caillou ne devrait jamais être qu’un caillou, en tous les cas j’essaie très fort de voir ce que ça peut m’apporter de plus que deux cents grammes de rocher qui me refroidissent le creux de la main.
M.M : En tant que concept artist (ou visual development artist), comment fait-on pour travailler toujours plus son imagination ? Pour la nourrir ? Chaque projet fait-il l’objet d’une phase de recherche ?
N.W : Je regarde beaucoup d'images, presque exclusivement sur Internet maintenant, presque exclusivement des photos (ce sont surtout des sites que je répertorie). Je passe aussi pas mal via les pages que je suis sur les réseaux sociaux. C'est une recherche passive dans laquelle je me laisse entraîner pour voir où ça me mènera, en plus de la recherche active que je fais sur des thèmes particuliers quand je dois travailler sur des sujets plus précis (effectivement chaque projet fait l'objet d'une phase de recherche extensive). J'essaie souvent de changer ma perspective, d'essayer d'oublier que c'est une branche ou un insecte mais plutôt un bâtiment ou un véhicule, je change mentalement l'échelle des choses, j'en recadre des portions pour essayer de voir des aspects de la réalité qui ne sont pas forcément évidentes, ou alors mon imaginaire leur donne une réalité qui m'est propre. Et puis j’essaie aussi de ne rien faire, de ne pas être stimulé par le bavardage sans fin des informations, de la musique. Je me crée des poches de silence, j’éteins la radio quand je conduis, je marche et je laisse mon esprit se promener. Et c’est difficile quand on a un petit vélo dans la tête qui ne s’arrête jamais et rebondit à la moindre stimulation. Mais je crois que c’est important ces moments de calme où tout peut arriver.
M.M : Du traditionnel au numérique, à quoi ressemble ton processus de création ?
N.W : Il n'y a pas de règle particulière, mais quand j'ai le temps et que je pense que ça ne dérangera personne, je travaille en traditionnel (si le noir et blanc ne pose pas de problème). Le numérique concerne la mise en couleur et souvent la recherche de compositions d'illustrations. Je ne suis pas en croisade pour promouvoir le traditionnel mais je pense que le numérique a une tendance certaine à uniformiser le travail de beaucoup d'artistes et je trouve ça dommage. Du coup, je préserve cette approche pour m'en protéger tant que je peux. Et puis, je vais enfoncer une porte ouverte mais le traditionnel génère de précieux accidents, et, si on a pris ça pour une boutade ou de la fausse modestie, je maintiens qu’une partie non négligeable se “fait toute seule”, en suivant tout simplement parfois le dessin. Et cette sensation, je la retrouve rarement en travaillant en numérique où je me sens obligé de provoquer ces accidents, ce qui nuit fatalement à la spontanéité de la chose. Mais une fois de plus, il s’agit de ma cuisine personnelle, rien de plus, rien de moins.
M.M : Quels sont les artistes qui t’inspirent au quotidien ? Pour quelle(s) raison(s) ?
N.W : La liste est longue : Franquin, Toppi, Carlos Nine, John Howe, Ian McQue, Rembrandt, Victor Hugo, Claire Wendling. Tous pour la même raison, cette capacité à visuellement projeter leur imaginaire d'une manière unique, personnelle, à ouvrir des fenêtres qui percent le voile du connu pour nous donner à voir des mondes inconnus (ou leurs visions personnelles de ce qu’on croyait connaître). Tous ces artistes nous permettent selon moi de voir là où trop souvent on ne fait au mieux que regarder.
M.M : Y a-t-il un projet sur lequel tu rêves de travailler ? Si oui lequel ?
N.W : Je serais tenté de dire que non, puisque ce qui est intéressant c’est de trouver un angle intéressant quelque soit le projet mais, ne nous le cachons pas, je suis malgré tout attiré par tout ce qui tourne autour de l’imaginaire, de l’épique, du mythique, de l’ancien, du lointain. Et puis, à bien y réfléchir, j’ai récemment été littéralement ensorcelé par les livres de l’écrivain Stéfan Platteau, j’adorerais illustrer son univers qui correspond à tous les critères dont je viens de faire la liste.