Explorer le potentiel expressif des jeux vidéo par l'autobiographie : l'exemple de Lie in my Heart
Cela fait environ une dizaine d’années que dans le cadre de mes travaux de recherche, je travaille à développer le concept de « jeu expressif ». Concept qui renvoie à un jeu proposant au joueur de se mettre à la place d’autrui pour explorer ses problèmes psychologiques ou sociaux, et ainsi de faire l’expérience des dilemmes moraux et éthiques qui en résultent. L’intention portée à travers ce genre vidéoludique est également celle de transmettre des émotions sous-représentées dans les jeux vidéo.
Ces réflexions théoriques sont en effet liées à une démarche de recherche-création puisqu’en 2011, j’ai développé Keys of a gamespace (KOAG), un jeu qui aborde un thème sensible qu’est l’atteinte à l’enfance à travers la relation d’un fils (incarné par le joueur) à son père ayant commis des abus sur des enfants. La réflexion menée et la difficulté du projet étaient de pouvoir aborder ce sujet tout en restant dans le cadre du jeu, le propos pouvant en effet aller à l’encontre de l’idée même que les joueurs se font d’un « jeu », notamment par rapport aux connotations de divertissement ou de « fun » qui lui sont habituellement attribués (la scène du jeu indépendant était alors en pleine émergence et se structurait progressivement). L’objectif était également de pouvoir toucher un public diversifié avec ce genre d’approche, sans nécessairement se limiter aux joueurs de jeux indépendants.
Sans trop entrer en détails dans ce premier projet, je peux malgré tout souligner que pour dépasser cette même difficulté, mon choix a notamment été celui de mettre en scène une découverte progressive de l’intrigue à travers de nombreuses scènes métaphoriques qui permettraient une prise de distance par rapport au sujet. De plus, ces scènes étaient parsemées de références aux jeux vidéo ou à d’autres arts afin de permettre au joueur de se retrouver – du moins au début du jeu – dans une certaine zone de confort, c’est-à-dire avec l’intention de lui confirmer que « ceci est un jeu ». Le jeu pouvait également être vu comme une autobiographie dans le sens où le personnage principal porte le même prénom que le concepteur, même si cette dimension n’était pas affirmée de façon manifeste. Ce choix d’aborder des sujets difficiles liés à des situations sensibles par la métaphore est un choix que l’on retrouve par ailleurs de façon régulière dans les jeux à dimension biographique qui se sont multipliés dans les années 2010. On pense notamment à That Dragon Cancer (2016) ou plus récemment à Adam – Lost memories (2019) sur le ressenti d’un enfant martyr.
Explorer la tension entre témoignage autobiographique et jouabilité
Force est de constater que par rapport à d’autres médias, la forme biographique est très peu répandue dans les jeux vidéo, tout comme l’exploration de thématiques prenant place dans le quotidien. En effet, cette approche est très courante par ailleurs et a parfois même permis une plus grande reconnaissance institutionnelle et artistique à d’autres médias tels que la bande dessinée. On pense par exemple à Maus de Art Spiegelman (1980) qui lui a valu le prix Pulitzer en 1992. Toujours dans cette optique de développer un jeu expressif, mon nouveau projet intitulé Lie in my Heart souhaitait donc aborder plus frontalement la question biographique dans le jeu vidéo en se confrontant de nouveau à une difficulté : celle de vouloir transmettre des évènements préétablis qui relèvent du témoignage tout en répondant à l’impératif de jouabilité auquel engage le jeu. Il s’agissait notamment d’offrir une forme de liberté de choix au joueur, en partie dans le déroulement des évènements, afin qu’il puisse s’y retrouver personnellement au-delà des évènements singuliers dépeints. Comment alors concilier ce qui semble à priori incompatible ? Notons que généralement, les jeux vidéo proposant une autobiographie – tels que That dragon cancer, Dys4ia ou encore Cibele - choisissent à ce sujet d’imposer une série d’évènements avec peu de variations possibles, la jouabilité se situant ailleurs, notamment dans la façon de découvrir l’intrigue. Notre volonté était cependant de ne pas prendre un ton métaphorique mais de dépeindre des scènes qui représentent en grande partie le réel.
Lie in my heart propose ainsi au joueur de vivre une série d’évènements m’ayant touché il y a quelques années. La mère de mon fils, appelée « Marie » dans le jeu, a décidé de mettre fin à ses jours. Elle souffrait notamment de troubles bipolaires, bien que son acte ne puisse se résumer à ces troubles. Au-delà du vécu de ce drame individuel comme de l’interrogation sur les causes de ce dernier, se posent aussi dans le jeu les questions d’accompagnement de l’enfant dans cette épreuve tout comme celle de la résilience. Une première piste choisie pour concilier la jouabilité à la dimension biographique a été de s’inspirer de l’histoire contrefactuelle, qui est une forme d’approche historique autorisant l’exploration de scénarios alternatifs et probables pour mieux comprendre les facteurs jouant sur le déroulement d’une situation, et ses mécanismes de causalité. Cela semblait particulièrement approprié à la thématique des interrogations sur les causes du drame, qui est un des points centraux de l’expérience. L’une des recommandations méthodologiques de cette approche pour en fonder la scientificité est celle d’inciter à faire la comparaison entre le scénario alternatif et l’évènement effectif. C’est donc celle-ci qui a été développée dans Lie in my heart et qui a permis selon moi de sortir de la tension entre témoignage et jouabilité : le joueur est libre de suivre son chemin au sein de scénarios alternatifs qui sont dessinés, mais un rappel lui est fait couramment sur la différence entre ses choix et ceux du « réel ». Cela peut également avoir pour effet d’inviter à une forme de rejouabilité, le joueur pouvant essayer de combler l’écart entre ses choix et ceux de l’itinéraire biographique effectif dans une partie ultérieure.
Un choix de conception permettant de répondre au dilemme a donc été de laisser la possibilité au joueur d’impacter le déroulement de certains évènements, mais aussi et surtout de lui permettre d’exprimer ses propres valeurs pour réagir aux évènements présentés, ce qui n’est pas non plus l’optique développée jusqu’alors dans les jeux vidéo biographiques. Pour exemple, dans That dragon cancer, l’épreuve qui nous est présentée – le vécu d’un père par rapport à son nouveau-né atteint du cancer – est abordée au prisme d’une vision chrétienne de la mort qui a permis au concepteur de surmonter le drame. Dans Lie in my heart, le choix a ici été fait de laisser au joueur la liberté d’expliquer la mort à l’enfant selon différents systèmes de valeurs (croyants ou non-croyants). Plus tard s’il le veut, le joueur pourra découvrir de quelle façon le décès a véritablement été expliqué.
De cette façon, l’expressivité du jeu est tout autant celle de l’œuvre que celle du joueur, même si cette dernière est toujours circonscrite, un jeu étant nécessairement un équilibre entre un ensemble de règles contraignantes (le game) et une liberté d’appropriation (le play). Dans ce cas précis, la difficulté est de choisir quelles sont les scènes ou éléments contraints et ceux sur lesquels on souhaite laisser le choix au joueur. L’interrogation en tant que concepteur était donc de savoir à quel point le joueur pourrait se sentir frustré de ne pas avoir la main sur certaines situations (bien que la liberté totale n’existe pas), tout en respectant la trame narrative que l’on veut transmettre, pour que celle-ci reste cohérente avec ce dont on souhaite témoigner. Le choix a cependant été fait de toujours paramétrer d’une façon ou d’une autre les dialogues en fonction des actions du joueur, un paramétrage parfois subtil et qui ne bouleverse pas complètement certains évènements de l’intrigue.
Comme je l’ai indiqué précédemment, l’objectif à travers ce jeu était que le joueur puisse se reconnaître d’une façon ou d’une autre dans l’histoire personnelle proposée. Les premiers retours parvenus lors des séances de tests qualitatifs utilisateurs, réalisés sur vingt personnes (hommes, femmes, différents âges et différents types de pratiques vidéoludiques), permettent de confirmer que cette décision de conception peut s’avérer pertinente. En effet, la grande majorité des joueurs ont déclaré s’être « retrouvés » d’une façon ou d’une autre dans l’histoire du jeu, au-delà des évènements singuliers qui y sont décrits. Plusieurs joueurs ont néanmoins déclaré qu’ils ne considéraient pas cela comme un jeu mais davantage comme une « expérience », ce qui rejoint les réflexions menées sur KOAG quant au rôle de la métaphore comme possible élément facilitant l’identification de l’œuvre à un jeu. Cela démontre aussi que certains thèmes sensibles peuvent encore aujourd’hui aller à l’encontre des attentes de joueurs sur ce qu’ils considèrent comme étant un jeu. La grande majorité a en revanche affirmé avoir ressenti très fortement des émotions, notamment de la tristesse ou de l’empathie.
Ancrer le jeu dans le quotidien et le vécu personnel par le biais de la direction artistique
Une autre solution visant à renforcer l’ancrage du jeu dans les événements vécus se traduit sur le plan de la direction artistique. Plusieurs scènes du jeu sont issues de photographies prises durant notre vie de couple. Celles-ci ont été retravaillées par une superposition de dessin au crayon, de façon à inscrire le jeu comme aire intermédiaire d’expérience, selon l’expression du psychiatre D.W. Winnicott, une aire entre le réel et la fiction. « Marie » était également artiste et certaines de ses peintures ou installations d’art ont été incluses dans certaines scènes, parfois directement en photo comme une fenêtre ouverte sur le passé et le réel, ou parfois comme élément interactif offrant des éléments de jouabilité. Le quotidien s’exprime également par les séquences choisies qui sont parfois des tranches anodines de vie mais qui permettent de laisser affleurer certains éléments du drame qui se joue, comme par exemple un coup de téléphone reçu alors que l’on prépare le repas ou la reproduction d’un courrier échangé.
Une autre façon d’ancrer le jeu dans mon vécu personnel, notamment sur le plan émotionnel, se retrouve à travers les références artistiques qui irriguent le jeu et qui sont parfois explicitées. Le jeu se découpe notamment en séquences, chacune commençant par une citation de paroles de musiques permettant de donner des pistes interprétatives pour les évènements. Par exemple, la première séquence du jeu commence par la citation du morceau For Martha des Smashing Pumpkins, morceau que Billy Corgan a écrit pour sa mère décédée. Certains personnages sont des caricatures d’autres personnages fictionnels donnant une connotation particulière aux joueurs saisissant la référence et ouvrant une forme de jouabilité interprétative dans la signification à accorder à certaines scènes. On peut notamment mentionner le cas du personnage de l’inspecteur de police, dont le nom et les traits peuvent rappeler le célèbre inspecteur La bavure, interprété par Coluche.
D’une certaine façon, ces références caricaturales inscrivent Lie in my heart dans une tradition, celle des jeux d’aventure français des années 80’ où il n’était pas rare de croiser des références faites au paysage audiovisuel, cinématographique, musical, voire politique de la France de cette époque. On pense par exemple au Dossier Boerhaave (Infogrames, 1986) où le joueur mène une enquête policière autour du cimetière du Père Lachaise en rencontrant des caricatures de Jacques Chirac ou de Colaro. À ce titre, Lie in my heart s’inscrit lui aussi dans un territoire local puisque plusieurs éléments précisent que les évènements se déroulent à Louvigny, village de l’Est de la France où nous résidions avec Marie. Les références à des éléments de culture locale, bien qu’existante dans les jeux vidéo, ne sont pas non plus généralement très répandues et permettent selon moi d’ancrer d’autant plus le jeu dans le réel.
Enfin, Lie in my heart est aussi traversé dans sa vocation, dans son contenu et dans sa forme par une réflexion autour du rôle des souvenirs que l’on entretient vis-à-vis de proches disparus afin de donner une forme de continuité à leur existence, instituant dès lors le jeu vidéo comme un outil mémoriel. Cette dimension est notamment développée par plusieurs dialogues et une citation, celle de Lord Tennyson, qui renvoie également à une autre référence, celle du film Elephant Man, où le héros dans ses derniers moments se rappelle l’image de sa mère défunte lui récitant ce poème : « Rien ne meurt jamais. Le fleuve coule, le vent souffle, les nuages passent, le cœur bat. Rien ne meurt jamais ». S’il y a bien un média qui nous apprend que rien ne meurt jamais, c’est bien celui des jeux vidéo où la mort n’est souvent qu’une étape d’un éternel recommencement et un apprentissage par le souvenir. Et s’il y a quelque chose que j’espère avoir proposé par la création de Lie in my heart, c’est de montrer qu’il est possible d’inscrire une mémoire dans les mémoires, par la mémoire vidéoludique. En somme, le vécu personnel d’un individu peut aussi se transformer en vécu personnel de joueur.
Sébastien Genvo est Professeur à l'Université de Lorraine, spécialiste des enjeux culturels et artistiques des jeux vidéo. Auteur de nombreuses publications sur le sujet en France comme à l'étranger (il a soutenu la première thèse en France sur les jeux vidéo en 2006), il a également été game designer chez Ubi Soft en 2001-2002. Il poursuit actuellement une activité de game design dans une perspective de recherche-création (Keys of a gamespace, 2011 ; Lie in my heart, 2019), et est responsable de l'Expressive Gamelab comme d'un parcours de Master orienté vers la conception de dispositifs ludiques.